I.6
La Becque, la nature, l'environnement, l’innovation, l'anthropocène, Derek Jarman et Luc Meier. Voilà les thèmes du jour.
A écouter.
A lire.
Anna Beaujolin : Ce matin, je vous emmène à Vevey, plus précisément à la Tour-de-Peilz sur la Riviera vaudoise au bord du lac Léman. Nous allons visiter la résidence d’artistes La Becque qui invite des artistes à explorer des thèmes liés à la nature, à l’environnement et à l’innovation. J’y rencontre aujourd’hui son directeur, Luc Meier. A Tokyo, Luc a pu vivre sa passion des musiques expérimentales. A San Francisco, il est recruté par le réseau d’échange Swissnex. A Lausanne, au ArtLab de l’EPFL, il développe des projets entre culture et technologie. Bonjour Luc Meier. Est-ce que vous pourriez nous faire une petite visite guidée avec vos mots ?
Luc Meier : Il faut vous imaginez chers auditeurs, que vous passez un portail métallique gris dans une zone relativement hermétique dans la commune de La Tour-de-Peilz. Vous êtes entourés de grosses villas, plutôt emmurées, presque sur la défensive. Vous passez un des nombreux portails de zone peu accessible, et vous arrivez sur un chemin de granite, ou plus exactement de serpentine, vous tournez vos pieds et votre regard à droite, et tout d'un coup vous êtes face à une pente de douce qui descend vers le Léman et qui révèle tout un panorama montagneux derrière nous, qui est le panorama classique du lac et des montagnes. On trouve également le Grammont, dépeint mainte fois par Ferdinand Hodler, ou d'autres peintres bien avant Hodler, par des peintres anglais qui étaient venus dans la région avec les premiers touristes et qui ont rendu quelque part ce paysage beau, parce que cette montagne c'était pour les Suisses longtemps un lieu de peur et d'inquiétude. On n'y allait pas. On laissait les bergers aller là-haut, mais pour le reste de la population, ce n'était pas des endroits très accessibles. Ce qu'on voit aussi quand on lit des Ramuz ces endroits c'est plutôt le décor pour des tournants émotionnels. Il y a des falaises émotionnelles, au sens propre comme au figuré. Du coup, ce que vous découvrez ici, et on reviendra sur ce thème de nature plus tard dans la discussion, mais ce qu'on découvre sur le terrain ici dans notre tour physique, c'est un ensemble de six bâtiments qui... une espèce de coque bétonnée relativement forte, minimale. Ces six bâtiments descendent en échelons graduels jusqu'à rejoindre le bord du lac. Dans ses six bâtiments pavillonnaires quelque part, il y en a quatre qui comporte deux appartements chacun, ce qui fait un total de huit appartements, dans lesquels nous logeons, dans lesquels aussi travaillent aussi partiellement les artistes que nous accueillons en résidence à longueur d'année. Dans les deux bâtiments qui surplombent le site dans lequel on se trouve actuellement, on a tous les espaces communs, les locaux dans lesquels travaille l'équipe qui gère La Becque, quelques chambres en plus qui permettent d'accueillir pour des séjours plus courts des artistes qui viendraient rendre visite pour des collaborations des artistes que nous avons en résidence, des personnes que nous invitons pour des productions événementielles autres, et ainsi de suite. Et puis, à notre Ouest maintenant, le dernier bâtiment qui comporte une bibliothèque, une salle de conférence, et quatre ateliers d'artistes. Quand on s’aventure du côté du lac et qu’on passe les derniers éléments de cette infrastructure neuve, au bord du lac, on trouve la seule bâtisse qui était déjà présente sur le site et qui précède le projet de résidence, qui est un petit chalet de bois brun qui pointe directement sur le lac. Ses incongruités on en trouve pas mal au bord du lac, ces chalets dont on a l'impression qu'ils ont été décapés des montagnes alentours puis qui ont glissés doucement jusqu’à se glisser au bord du lac. Ce chalet, c'était le seul bâtiment qui était ici avant la résidence. Il était occupé durant les mois d'été par Madame Françoise Siegfried-Meier qui est la fondatrice de ce projet de résidence. Elle s'appelle Meier comme moi, mais nous n'avons pas de lien familial. On me demande parfois si c'est ma grand-mère qui m'a proposé de gérer ce beau projet, mais on n'a pas de relations familiales. Françoise Siegfried-Meier, c'était une artiste, une violoniste classique, qui est née en 1914 et décédée en 2012, donc qui a vécu 98 ans quand même ! Dès les années 1930, elle s'est embarquée dans des productions classiques, dans des tournées européennes, en petites formations quatuor et autres, qui étaient liées au nombre des compositeurs qui ont fait la musique contemporaine des années 30 et suivantes. Elle s'est établit à Zurich à partir des années 40 où elle était dans le grand orchestre classique Suisse. Depuis sa base zurichoise, elle revenait fréquemment passer du temps à la Tour-de-Peilz sur ce terrain aujourd'hui, et dans le chalet que je décrivais tout à l'heure. Madame Françoise Siegfried-Meier a hérité au début des années 1960. Elle a rapidement vendu la maison familiale. Apparemment, c'était un peu la maison de son enfance. Elle n'avait pas particulièrement envie de retourner dans cette période, donc elle a vendu et n'a gardé que le jardin qui était déjà apparemment du temps de son enfance, sa partie favorite, parce que c'était un jardin très sauvage. En vieillissant, une fois qu'elle a passé le cap des 90 ans, autour des années 2004 - 5, elle a commencé à dire qu'elle n'en aurait plus pour longtemps et ça l'embêtait qu'après sa mort le terrain soit vendu pour construire une villa un peu claquemurée sur soi. Elle préférait faire quelque chose pour les artistes, faire un projet pour construire une infrastructure qui aide à faire les réseaux, etc. Elle a lancé ce projet qui est aujourd'hui devenu ce projet de résidence La Becque.
“Ce n'est pas une urgence du moment, mais une urgence vis-à-vis des notions de nature et d’environnement.”
A.B. : Vous parliez de Madame Françoise Siegfried-Meier qui a donné ce terrain, est-ce que c'est elle aussi qui a donné les choix de prédilection des sujets qui allaient être traiter ou ça s'est fait au moment où vous alliez être impliqué ?
L.M. : Il y avait un premier jet qui a été lancé par la fondatrice. La fondation qui a quelque part recueillie et perpétué sa volonté, a su être assez à l'écoute et à l'ouverture du projet que moi j'amenais, qui reprenais ses éléments d'excellence artistique, de certaines disciplines qui devaient être présentes, où j'ai choisi d’ouvrir le projet à quasi toutes les disciplines du champ des pratiques contemporaines de l'art, et d'unifier ces disciplines par des thématiques communes qu'on explore en priorité au sein de la résidence. Ces thématiques, c'est un choix que j'ai opéré où j'ai souhaité travailler sur ce projet. J'ai un background qui est pas mal dans les projets intersections, inter ou transdisciplinaires, art, science et technologie. Je souhaitais poursuivre sur ces intersections en les combinant avec une urgence qui est très loin d'être passagère. Ce n'est pas une urgence du moment, mais une urgence vis-à-vis des notions de nature et d’environnement. Je souhaitais demander aux artistes comment celles-ci, par le biais de projets artistiques, peuvent être mis en lien avec le thème de la technologie. Souvent cette exploration du thème technologique est comprise comme un thème corrélé à celui de nature, considérant que très souvent la technologie est notre moyen premier d'exploration de notre milieu naturel, de connaissance de ce milieu, mais en même temps aussi d'exploitation de ce milieu. Ce sont des notions très intéressantes et ambivalentes qui méritent vraiment d'être explorées. On est surtout dans une phase dans notre rapport général en tant qu'être humain à la nature, on voit assez clairement qu'on arrive au bout d'un modèle qui est celui de l'exploitation d'un milieu naturel où l'homme vient se servir à volonté dans des gisements naturels divers, qu'ils soient minéraux, forestiers, pétroleux et autres. On arrive au bout de la crise sanitaire qu'on est en train de passer en 2020/2021 elle est aussi symbolique de ça. Apparemment, le virus vient d'exploitation animalière, on est face à des espèces animales qu'on a tellement converties en produits de consommation, qu'elles sont tellement formatées qu'elles n'ont plus aucune résistance à aucune forme virale et transitent facilement chez nous, parce qu'on est en train de puiser dans ce réseau animal. Par rapport à toutes ces thématiques et à ces espèces de scénarios catastrophes qui accompagnent la reconnaissance qu'on est dans une époque que l'on qualifie au niveau géologique « d'anthropocène », où l'homme devient le marqueur principal de l'époque en termes de présence géologique. Les couches sédimentaires qui s'ajoutent à la planète, sont complètement des créations humaines, comprennent des roches, du béton, des matières plastiques qui ne disparaitront quasiment jamais, mais également bizarrement des os de poulet. L'os du poulet standardisé qui est une création quasiment de la seconde moitié du XXe siècle. On en consomme tellement, on génère tellement de déchets de poulet que réellement les os poulets vont être une des couches sédimentaires qui risque de se développer sur la planète. Cette phase d'anthropocène qui génère beaucoup de scénarios catastrophiques, on arrive à la fin d'un modèle. On peut choisir de continuer à le suivre jusqu'à arriver complètement dans le mur, ou alors de se demander quelles sont les alternatives que l'on peut développer dans notre rapport à la nature, par rapport aux espèces que l'on côtoie dans cette nature, est-ce qu'on arrive peut-être à retrouver des rapports plus égalitaires, par rapport à notre environnement et tout ce qui le constitue. Ce sont des aspects qui sont pensés dans un grand nombre de disciplines scientifiques et philosophiques, et par rapport auxquels les artistes comme c'est leur habitude et je dirai presque, fonction principale, définir des alternatives par rapport à ces perspectives de réalité que l'on a et peuvent amplifier des éléments de réalité actuelle, pour nous en montrer l'absurdité ou des potentiels pas réellement révélés et peuvent œuvrer avec l'ensemble des communautés à des scénario de présence post anthropocène. Nous ça nous intéresse beaucoup de traiter de ces thèmes-là, et on le fait avec des artistes qui viennent de toutes les disciplines du champ artistique. On a uniquement choisi à La Becque de laisser de côté la littérature pure et dure parce que c'est un domaine qui est déjà traité in extenso par une autre résidence d'artistes qui est la Fondation Michalski, sur le territoire vaudois. C'est une institution que l'on connait très bien, qui a des thèmes qui font beaucoup échos à ce que l’on fait et on ne souhaitait pas traiter de doublon au niveau des artistes que l'on accueille. Donc on a uniquement laissé la littérature de côté. Pour le reste, nous sommes ouverts à toutes les disciplines des arts visuels, arts vivants et arts sonores, autant des musiciens que des artistes qui pratiquent le son d'autres manières. On accueille aussi des projets d'écriture mais qui relèvent plutôt de ce que l'on qualifie d'écriture critique, donc des curateurs, de gens qui écrivent sur l'art, qui viennent ici développer un propos critique et qui ont la chance de le faire ici en étant au même moment et sur les mêmes lieux que des artistes avec qui ils finiront par travailler ou sur lesquels ils finiront par écrire. Ce trio thématique nature, environnement technologie, ce n'est pas quelque chose que l'on souhaite traiter seulement une année pour passer à autre chose de complètement différent à la prochaine fournée de résidents qui viendraient nous rendre visite. Le but c'est d'avoir cette constante thématique qui permet de développer La Becque comme un centre de savoirs.
A.B. : On comprend bien les ambitions de La Becque et elles sont vastes, d'actualités, vous voyez l'artiste comme une personne qui apporte de nouvelles interprétations, qui ouvre le champ des possibles pour apporter de nouvelles manières de vivre ensemble.
L.M. : Pour moi dans un contexte d'art et de technologie, on a un peu ces dix dernières années, fait l'amalgame entre l'artiste et les créatifs en général. On a voulu mettre un peu tout ça dans une espèce de petite boite bien commode. Les artistes, les jeunes entrepreneurs, les startepeurs, tout cela c'est un peu la même chose, on devrait tous les caser dans des incubateurs et les laisser innover, et en disant aussi que l'artiste fait une production innovante. Pour moi, l'artiste c'est quelqu'un d'un peu différent, qui ne rentre pas vraiment dans ces schémas structurels et dans ces côtés utilitaristes. Mon intérêt avec La Becque, c'est de sortir de cette logique-là qui à mon avis à empoissonné certains dans le milieu de l'art ces dix dernières années. Sortir de cette logique d'innovation, de cette logique commerciale de l'innovation. Si on sort l'artiste de cette logique-là… oui il a une fonction d’innovation mais qui ne peut pas être calé sur des produits, qui n'a pas d'utilisé en soi.
“L’artiste, c'est la personne qui va se décaler un peu par rapport à la manière dont la majorité voit le monde.”
A.B. : Pas d'obligation de résultat pour l'artiste.
L.M. : Par contre... Oui c'est ça, pas d'obligation de résultat pour l'artiste. Par contre, sa fonction… et c’est au niveau de l’intégrité de son travail que cela se révèlera s'il fait bien son travail ou pas, c'est d’être vraiment un révélateur de réalité. C'est la personne qui va se décaler un peu par rapport à la manière dont la majorité voit le monde. Quelqu’un qui s’il voit bizarrerie et va la révéler par un travail qui peut prendre des forces extrêmement diverses. C'est celui qui peut peut-être voir un peu plus loin, mais sans être un espèce de prêtre, un futuriste ou autre, ça ne m'intéresse à nouveau pas, mais c'est juste ce petit décalage qui suggère des alternatives. Ou alors justement amplifier des éléments de réalité pour en montrer la valeur ou l'absurdité. C'est par ces décalages successifs qu’il y a quelque chose qui se crée. Souvent ça va générer une série d'œuvres qui sont elles-mêmes des assemblages de symboles issus de cette réalité qui vont donner un champ de repère qui vont permettre de concevoir une nouvelle réalité. Là c'est un travail important qui se fait.
A.B. : Vous avez parlé pas mal d'anthropocène, de transdisciplinarité est-ce que vous arriveriez à nous donner quelques exemples pour qu'on comprenne un peu plus ce qu'ils font ?
L.M. : Je pense déjà par rapport à ces thématiques de base qui guident notre travail. On a et c'est aussi le titre d'un livre qui nous sert pas mal de référence, du théoricien américain T. J. Demos Decolonizaing nature (Décoloniser la nature). Donc si on veut changer notre rapport à la nature et sortir d’un rapport d’exploitant à cette nature, il va falloir aussi regarder d'autres pratiques coloniales et voir comment les décoloniser. On arrive sur d'autres centres, et à nouveau c'est un peu bête d'en parler comme des « centres d'intérêt », parce que ce sont plutôt des « urgences », qui affleurent dans le domaine culturel. Se demander quels sont nos rapports en Suisse et un nouveau global, à des praticiens artistiques de couleurs ? Est-ce qu'ils sont représentés dans nos collections ? Est-ce qu'ils le sont de manière purement symbolique ? ou est-ce qu'il y a un réel engagement ? Qu'est-ce qui doit être reconsidéré ? Quand on aborde nous cette thématique de nature, on arrive très vite sur d'autres sujets. Décoloniser le rapport à des minorités, qu’elles soient radicalisées ou genrées, il y a tous ces travaux qui effleurent où on voit on reçoit des propositions de praticiens qui sont très identifiés avec des communautés particulières et qui lorsqu'ils viennent, tout en restant intègres dans leur pratique culturelle, nous proposent des projets totalement en résonance avec nos sujets de prédilection. Évidemment la même chose est valide au niveau des modèles économiques qui sont remis en question par des projets artistiques qui traitent de rapport à la nature. Il y a tous ces aspects là qu'ils soient sociaux, raciaux, économiques qui rentrent en compte dans cette pratique. Il y a aussi le fait que ces pratiques interdisciplinaires qui se créent ici, à nouveau on essaie de garder chaque praticien qui est ici, lui faire garder l'intégrité de sa discipline. On n'essaie pas de le faire aller vers une simplification de ce qu'il fait pour qu'il puisse par ce biais entrer en contact avec notre discipline. Je pense qu'il y a des rapports qui peuvent s'établir, où chacun reste dans toute sa complexité, fait un effort d'apprentissage plus grand par rapport à l'autre. Pour nous, ça peut être des résidents qui viennent d’une pratique des arts visuels et souhaitent développer un projet qui les mettra en lien avec des géologues de l'université de Lausanne avec des neuroscientifiques de l’EPFL, mais qui iront vraiment faire un effort pour aller chercher ces gens dans leur discipline, et de l'autre côté il y aura aussi un effort pour qu'on ne soit pas simplement sur une espèce de middle ground factice où chacun amène version simplifiée de ce qu’il fait et on se retrouve avec un petit projet show mais qui finalement n'apporte rien. Je préfère être dans une situation complexe avec des personnalités et des savoirs touffus, mais je crois que c'est important qu'on revienne à des formes de complexité que de tendre à la simplification. Ça c'est au niveau des disciplines, des processus mentaux et de collaboration qui se font. Au niveau des projets concrets, ça peut donner des choses très différentes. Un exemple que j'aime bien donner c'est avec un artiste avec qui on a fini par travailler sur plusieurs projets successifs. Il est Suisse, Aladin Borioli, qui est de Neuchâtel, diplômé de l'ECAL (École d'Art Cantonale de Lausanne) puis qui a continué ses études à Londres avant de revenir en Suisse. Il travaille quasi exclusivement autour du monde des abeilles et des ruches d'abeilles. Ça vient aussi d'un parcours personnel. Il vient d'une famille d'apiculteurs à Neuchâtel. Son grand-père était un peu le dernier dans la famille à vraiment pratiquer l'apiculture de manière conséquente. Aladin l'a suivi dans ses dernières années. Il a repris encore une partie de ce qui restait de ruche, donc il sait vraiment exploiter les ruches. Par contre, il a vraiment été intéressé depuis qu'il s'est lancé là-dedans à voir comment développer un autre rapport avec ces abeilles, par des analyses de design par exemple. Il regarde la variété de formes qu'avaient les ruches d’abeilles sur les dernières deux mille ans. Et puis, au fur et à mesure des années et qu'on a optimisé l’exploitation de ces ruches, pour tirer encore plus de miel de ces structures, on est arrivé aux petites boxes ruches qu'on trouve un peu partout aujourd'hui. Il s'est dit qu’on avait perdu plein de variétés culturelles, formelles, dans notre rapport avec les abeilles. Ce truc-là s'est modifié et essaie de voir comment retrouver un autre rapport et d'être un peu plus subtile. Du coup, il essaie de faire - peut-être que certains artistes vont bondir en disant que je suis décidément un sacré hippy - mais il y a une des notions qui revient le plus en plus souvent qui est celle de la communication inter espèces qui est un truc qui dit que si on souhaite revenir dans des rapports d'égalité entre les espèces qui peuplent la planète, est-ce qu'on arrive à trouver des langages qui sont compréhensibles par tous ? Ce sont des choses qui sont encore loin à l'horizon, mais qui vraiment intéressantes. Aladin typiquement essaie de rentrer dans ces ruches d'abeilles de manière non invasives, d’y poser des microphones, des capteurs de mouvements en essayant de comprendre comment fonctionnent ces habitants de ruche et de tirer certains éléments sonores, électriques, plein de données qu’il convertie en matière artistique par des processus de visualisation de données, de sonification de données, pour essayer d'extraire un panorama qui correspond à ce qui se passe pour ces abeilles et de rendre ça compréhensible d'une manière ou d'une autre pour une contrepartie humaine. Ce sont des projets qui se font justement sur des années avec des pans d'activités différents et qui passent par beaucoup d'interactions. Avec des collègues artistes, des artistes sonores comme Laurent Güdel qui l'aident sur des processus de sonification, des scientifiques dans les universités ici, des anthropologues à Londres et à Berlin qui l’aident à comprendre comment ce rapport à cette espèce animale a évolué sur plusieurs centaines d'années. On est sur une pratique qui est touffue dont émerge certains projets qui vont être exposés ou présentés lors d'une performance, tout en ayant dessous des projets sous-tendus sur des années. Ça nous intéresse beaucoup ce genre de pratiques et qu'on peut citer.
"L'intérêt d'Aladin Borioli pour les ruches lui a été transmis par son grand-père, apiculteur. “Ruches” dépeint la relation millénaire entre les humains et les abeilles, nous rappelant le rôle vital que ces insectes jouent dans notre écosystème commun."
A.B. : Est-ce que ce qui est fait ici, le processus, les réflexions, ont vocation à être exposé ? Est-ce qu'elles ont vocation à être expérimentées par un public ? Je sais que ce sont un peu les thématiques que vous avez abordé dans votre dernier emploi avec ArtLab vous pouvez un peu plus m'en parlez ? Cette notion que les institutions culturelles ont vocation à exposer soit les œuvres, soit le processus en l'occurrence, puis qu'on parle beaucoup de processus ici.
L.M. : Oui. Effectivement, vous faites bien de faire le lien avec mes missions précédentes auprès de EPFL Je faisais partie du développement des contenus du projet qui s'appelle EPFL Art Lab, qui continue sa vie aujourd'hui sous un autre nom, ça été renommé EPFL Pavillons au début de cette année. Je conseille aux auditeurs de faire une visite dans ses espaces d'expo aujourd'hui. Là, il s'agissait de développer des expositions qui en elles-mêmes étaient des laboratoires de recherche. On tentait d'amener sur le même terrain des scientifiques principalement issus du campus de l’EPFL, des artistes et du patrimoine culturel préexistant, des collections antiques, des collections de peinture remontant de quelques décennies, tout comme une production contemporaine, puis il s’agissait dans des expositions qui étaient elles-mêmes dans des processus de travail et d'interactions, de montrer comment un aura scientifique et technologique tel qu'il peut se développer sur un campus comme celui d'EPFL pouvait venir jouer un rôle du côté des arts et de la culture. Après, il y a encore des distinctions à opérer, mais par exemple, comment par rapport à un patrimoine culturel existant, des technologies du campus pouvaient servir à acquérir et préserver différemment des œuvres d'art existantes. Comment est-ce qu'on pouvait scanner les contenus d'un tableau ou d'un sarcophage égyptien pour dire, une fois qu'on aura fait une acquisition correspond à l'œuvre originale, peut-être qu'on pourra laisser cette oeuvre tranquille dans sa collection, son musée, sa caverne pour éviter que ces œuvres continuent de se détériorer. Peut-être qu'on pourra fonctionner avec une monstration de la version digitale de cette œuvre, mais avant qu'on puisse montrer cette œuvre, il faut déjà après avoir acquis les données numériques de l'œuvre, il faut aussi qu'on organise ces données. C'est un élément très important, parce que ces projets sur le campus, c’est avec la collaboration de quel laboratoire on peut faire une gestion de données culturelles, pour rendre abordable, navigable un patrimoine culturel extrêmement complexe. Et puis, finalement, quelque part, une fois qu'on revient après dans des lieux d'exposition qui peuvent être physiques ou purement numériques, comment est-ce qu'on peut faire surface à l'œuvre et la montrer de manière différente ? Ce projet tournait beaucoup autour de ces notions-là avec des plateformes publiques, des espaces d'exposition qui étaient là pour révéler l'entier de ce processus de recherche à un public. Après, c'est aussi une notion qui nous préoccupe beaucoup à La Becque, le fait de ne pas pousser à la production, par contre on cherche à montrer ce qui se fait ici et ça peut passer par plusieurs moyens. Les artistes qu'on accueillent pour la plupart sont engagés dans des projets de recherche qui sont assez à long terme. Ce n'est pas forcément durant la période de résidence à La Becque qu'ils vont montrer. Par contre ils vont continuer le travail et nous on reste en contact avec eux pour savoir s’il y en a un d’entre eux qui émerge dans une exposition, comme à la Kunsthalle de Bàle, ou au MoMA de New York, ou dans des espaces d'exposition plus expérimentaux, au MIT à Boston, etc. On veut tisser à nouveau le lien avec la phrase de travail accomplie ici. Montrer ces phases de travail et mettre en lien avec les expositions du moment et donc faire un lien avec les différentes étapes de l’œuvre. Après, il y a aussi le travail qu'on fait si on ne pousse pas vers ça, mais si on a tout d'un coup une opportunité, si on a un contact qui se crée par notre biais ou directement par celui des artistes qu'on accueille ici, avec une institution qui programme les arts vivants et tout d'un coup on nous offre la possibilité de montrer ce qu'on fait avec peut être une performance qui correspond juste à une étape de travail, ou avec un projet qui s'est fini plus vite que ce qu'on pensait. Évidemment, on est très preneurs de faire ça. Si on peut faire sortir nos artistes de la résidence et de les confronter à un public, quelques soit l'étape de travail qu'ils souhaitent présenter. On fait venir régulièrement un public sur le terrain de La Becque à la Tour-de-Peilz, pour autant leur montrer vraiment du work in progress par le biais de ce qu'on appelle les open studios, il s'agit vraiment d'ateliers ouverts sur des périodes données. On accueille du public qui peut simplement passer dans les ateliers et voir les artistes au travail, leur poser des questions sur leur pratique, les attraper pile peut-être dans un moment de création assez crucial, plutôt qu'à nouveau de se retrouver face à eux et leur projet fini, qui du coup gagne un peu en hermétisme. Ce sont toujours des phases qui sont très intéressantes. Là, évidemment, COVID oblige, ça fait un petit bout de temps qu'on n'a pas fait d’événements publics, on continue à le faire pour des professionnels en petits groupes, mais on espère rapidement pouvoir remettre ça en route. On a aussi des visites de studios, tout un programme événementiel à La Becque, deux événements publics par mois dans les années normales, avec des propositions directement liées au travail des résidents, des performances, des conférences, etc. Ça peut être des événements complémentaires où on suit des lignes curatoriales supplémentaires auxquelles on fait ou non participer des artistes en résidence. On peut inviter un bloc d’artistes à venir travailler uniquement sur ces événements, ou on peut leur adjoindre aussi des résidents qui sont chez nous et qui décident qu'ils sont intéressés par le projet. Ça fait plus de deux ans qu'on travaille sur un projet qui vivra sa troisième édition en septembre cette année, qui est un projet qui se fait en grande partie dans notre jardin. A côté du petit chalet de bois dont on parlait au début de conversation, on a fait un hommage à un jardin particulier qui est celui développé par le cinéaste anglais Derek Jarman sur la fin de sa vie, quand atteint du SIDA et faiblissant rapidement, il avait décidé de quitter Londres pour s’établir sur les côtes du Kent, au Sud-Est de l’Angleterre, et il avait, sur une plage de galets complètement ingrate, repéré un cottage fait de bois noir. Il s'était établi là-bas et s'était mis en tête de pouvoir faire pousser un jardin sur cette plage. Il y ait arrivé après plusieurs années d'effort et de subterfuges quasi cinématographiques en rajoutant de la terre ou les pierres. C'est devenu sa dernière œuvre totale. On a fait ici une œuvre locale de ce jardin qui lui rend complètement hommage, qui reprend la taxonomie du jardin en Angleterre et adapté à une flore locale avec du bois flotté qui sortent de l’embouchure du Rhône et des plantes locales. Chaque année, le temps d'un week-end d'ouverture qui est fait de projets artistiques éphémères, concerts, performances, séances de projection de films, ect. et de quelques œuvres qui sont installées de manière plus longues (installations, sculptures, etc.) On fait graviter autour de Derek Jarman son corpus artistique et de son jardin en version lémanique, une série d'artistes et pas mal de nos résidents, et on invite un public assez large qui découvre beaucoup de choses en même temps : La Becque, le lieu qui est resté scotché par le paysage et qui une fois qu'il est là, tout d'un coup va être attiré parce qu'il découvre la complexité de certaines thématiques qu'on traite, des travaux de certains artistes spécifiques, qu'ils découvrent au gré de sa visite, œuvres pouvant faire partie du parcours officiels ou aperçus au détour d'une fenêtre, d'un balcon, d'un atelier, tout d'un coup il entame une conversation avec un artiste qui passe plusieurs mois chez nous. Il y a un peu tous ces moyens d’aller chercher le public qui sont assez chouette.
«Le Paradis hante les jardins, écrit Derek Jarman, et il hante le mien.»